Rãzboiul Titanilor -
Alegerea lui Selenae (Fragment - limba
francezã)
V
L’inquiétude de
Lû
Le souffle chaud d’Éanélès
brûle la peau déjà ardente de Lû. Le sang palpite à son cou au
rythme ahurissant des battements de son coeur, là, dans la douce
obscurité du Parthénon où il a repris forme humaine sous le regard
vigilant d’une statue de Zeus. Les reflets
des
flammes sur son corps
musclé au teint olive semblent faire ondoyer les gouttes de sueur de
son torse guerrier.
L’emprise
dévorante de la passion enflamme leurs deux esprits, ainsi que leur
corps. Ils fondent l’un dans l’autre comme deux vagues de la mer qui
explosent violemment
lorsqu’elles se rejoignent, entraînant tout avec elles dans leur
bouillonnement. Les plus belles images du monde défilent devant
leurs yeux, vestiges des temps immémoriaux qu’a connus l’éternel
voyageur. En un souffle, Lû lui fait connaître la force d’une
tempête écrasant un navire, puis le parfum humide d’une jungle
tropicale. En une caresse, elle ressent la joie et le poids d’une
couronne déposée sur sa tête devant une foule de sujets, au sommet
d’un palais érigé à sa gloire, puis toute la tristesse qui submerge
un
roi à la destruction de son
peuple. Dans son esprit tumultueux défilent des milliers de visages,
de souvenirs – le battement du vent sous le soleil rouge d’une mer
de feu ;
la solitude du
guerrier se préparant à mourir, quelques instants seulement avant le
combat… Tout se dérouleen un éclair aussitôt qu’elle se retrouve
dans ses bras.
Le grand loup
aux poils dorés qui l’a accompagnée durant tout le trajet jusqu’à
Athènes a délaissé ses traits bestiaux aussitôt qu’ils ont rejoint
l’Acropole. C’est là qu’Oxyntès, successeur du douzième roi
d’Athènes Démophon, attendait l’arrivée de la Reine des Amazones.
C’est là qu’Éos a dû lui annoncer la terrible nouvelle de la mort de
Selenæ. Silencieusement, elle a observé le grand loup pénétrer à pas
furtifs dans l’exécrable enceinte d’un bâtiment érigé à la gloire de
ses ennemis. Le Titan, à l’abri des regards, s’est ensuite
transformé dans le lieu sacré, celui-là même où devraient être
présents tous les dieux de l’Olympe ! Sans bruit, sa forme s’est
allongée, ombre parmi les ombres dans ce sinistre enclos éclairé par
la flamme, et sa longue chevelure blonde, ses mains musclées, ses
jambes élancées, son torse large, son corps tout entier s’est
rapidement détaché de son allure bestiale, tout en conservant
cependant quelques traces d’un
aspect féroce – un visage aiguisé au long nez en bec d’aigle ; aux
cheveux fauves ; aux lèvres minces, et aux mêmes grands yeux vifs du
loup qu’il était.
Des larmes
silencieuses coulent encore sur les joues d’Éos, qu’elle n’essuie
plus. Comme une petite fille, elle le serre de peur de le perdre à
nouveau tandis que lui,
calmement,
pose une grande
main sur sa tête et caresse ses cheveux pâles. Il ne dit rien mais
ses gestes expriment bien toute la joie et la peine qu’il ressent à
la revoir. Son apparence est agréable. Dévêtu comme il l’est après
sa métamorphose, on le prendrait pour un
lutteur
grec tout juste
ressorti vainqueur d’une épreuve. Il n’a pas plus de pudeur à
couvrir sa nudité que lorsqu’il était animal. Ses traits et ses
regards sont toujours
passionnés,
presque violents.
Il semble vouloir lui dire quelque chose, mais alors que ses
sourcils se froncent et sa bouche se plisse, elle l’arrête avec un
murmure.
– Ne dis rien. Je
sais.
Elle lui a manqué. Les
sourcils encore froncés, il l’examine avec souci. L’anxiété plisse
son front éternellement jeune. Ensuite, lorsqu’il s’adressera à
elle, il lui parlera lentement, ce qui n’est pas dans ses
habitudes.
Il approche son
visage du sien. De côté, l’espace qui sépare leur ombre semble
former la silhouette d’un grand vase. Leurs regards divergent tandis
qu’ils se rapprochent.
– Je
t’ai vue grandir, Éanélès. Pendant près de soixante ans, pendant
toute l’époque où tu as vécu sur l’Éden, je suis resté auprès de
toi. J’étais ton gardien. Je ne pouvais supporter de te laisser
entre d’autres mains que les miennes. Je ne pouvais souffrir qu’un
seul instant nos chemins se séparent. Te souviens-tu, lorsque Hel
t’a enlevée ? Je suis venu jusqu’à son palais pour toi, j’ai percé
le temps et l’espace qu’il a dressés
comme
remparts pour se
protéger, pour toi !
– Je
sais.
– Tu étais petite à
l’époque. Aujourd’hui, je te vois seule, sans protection, dans un
monde nouveau. Grande. Cela me fait
peur.
– Tu n’as peur de
rien.
– Je ne crains pas Hel,
je ne crains pas la mort, ni la défaite, ni la souffrance. Je ne
prédis certes pas l’avenir et j’ignore si cette crainte est
justifiée ou pas, mais je sais que d’entre tous les Titans, je suis
celui qui peut se fier le plus à son instinct. Aujourd’hui, il est
la source de ma peur.
– Ne
sois pas soumis à tes émotions. Tu n’es pas un
homme.
– Qu’on soit homme ou
Titan, la crainte est naturelle. Xoryos et Cronos ont peur eux
aussi, même s’ils ne l’admettront pas. Ils répugnent à tout
sentiment humain, ce qui est hypocrite, car eux aussi les
ressentent, comme moi.
– Lû,
que peux-tu redouter à ce point
?
– Plusieurs choses à la
fois. Des choses qui, prises à part, ne constituent pas une menace
en soi.
– Parles-tu là encore
de moi ?
– Pourquoi avoir joué
cette scène devant ce mortel, Éanélès ? Pourquoi avoir annoncé que
ta soeur était morte ? lui
reproche-t-il.
– Quoi, Oxyntès
? C’est sans importance ! Tout lui expliquer aurait été long, et
vain. Il ne peut rien faire. De plus, que peut-il comprendre de la
guerre et des diverses dimensions
?
– Que peux-tu y comprendre,
toi ?
– J’y joue déjà ma part.
Accepte ma charge, si périlleuse soit-elle. J’ai risqué ma vie pour
avertir Selenæ du danger et l’envoyer vers la Quatrième ! À présent,
je serai l’intermédiaire entre l’Éden et le reste des dimensions et,
par la même occasion, je renouvellerai l’alliance avec les
Olympiens.
– Le sacrifice n’en
valait pas la peine.
– Ces
vingt années ?
– Tu as risqué
ta vie.
– C’était mon choix.
Par ailleurs, j’avais l’appui de Xoryos et celui de
Cronos.
– Il te faudra être
plus vigilante dans tes choix. Ta soeur est dangereuse. Propager
partout la nouvelle de sa mort pourra jouer contre toi… d’autant
plus que tu la remplaceras dans ses
fonctions.
– Ce n’est qu’un
mensonge, après tout.
– Tu as
accusé les dieux d’avoir causé sa mort, or deux partis déjà
connaissent la vérité. Les dieux, et
Selenæ.
– Il n’y avait pas
d’autre moyen. J’ai confiance en toi, Lû. J’ai attendu soixante ans
que, toi aussi, tu aies confiance en moi, avant de prendre enfin une
décision par moi-même. On me croit inactive, mais je suis moi aussi
impatiente, humaine ! Je ne pouvais pas attendre plus
longtemps.
– Des erreurs que
tu feras, je veux te protéger.
– C’est en se trompant qu’on
apprend.
– Mais en guerre,
Éanélès, chaque erreur peut être mortelle. Voilà pourquoi si peu de
guerriers apprennent quoi que ce
soit.
– Tu n’as pas peur que
pour moi. Dis-moi, quelles
sont tes craintes ?
Un silence
s’installe entre eux. Le corps nu du Titan, sur sa peau ferme et
moite, se met à trembler. Ce n’est pas tant la peur que la fraîcheur
du temple qui en est cause, puisqu’à présent plus aucune passion ne
vient le réchauffer. Avec lenteur, le Titan s’avance vers l’idole de
Zeus en or et en ivoire ; non loin de là sont disposées les tuniques
blanches des prêtres. Il en choisit une et s’en revêt d’un geste
machinal, un peu comme s’il la retrouvait chaque jour en cet endroit
précis et que jamais il n’avait porté rien d’autre. Il ne se
retourne toujours pas vers elle. Sans mot dire, il soutient le
regard de Zeus assis sur son trône, des offrandes à ses
pieds.
Préfère-t-il donc
contempler la gloire de son ennemi plutôt que d’affronter son amante
?
– Angoisse n’est pas
lâcheté, lui souffle Éanélès en s’approchant de
lui.
Elle pose une main sur
son épaule, mais n’ose pas le forcer à se
retourner.
– Laisse-moi te
confier mes craintes si toi, tu ne veux pas parler. Je ne supporte
pas ce silence. Plante ton épée dans mon ventre plutôt que de me
tourner le dos et te
fermer à
moi ! Je préfère te savoir vulnérable et amoureux plutôt
qu’invincible et solitaire. Lû ferme les yeux. Il lutte contre
l’envie de disparaître à l’instant. Si l’absence d’Éanélès était
insoutenable, sa présence, elle, semble l’être encore
plus.
– Tu me demandes
pourquoi j’ai joué une telle scène devant un mortel ? Sache que mes
larmes n’étaient pas un mensonge. Lorsque j’ai annoncé à Oxyntès la
mort de ma soeur, que tous croient être ma mère, je n’avais aucun
moyen de m’assurer que mes paroles n’étaient pas vraies. Un doute
horrible s’est insinué en moi, Lû! L’ai-je envoyée vers la mort ? Je
me suis laissé prendre à mon jeu pour éviter de réfléchir ;
réfléchir me glace le
sang.
Oui, je me suis dite orpheline, j’ai crié, j’ai pleuré, j’ai défait
mes cheveux pour montrer à tous que j’étais en deuil ! Mais ne le
suis-je pas réellement? Comment ne pas ressentir que haine et dégoût
envers moi-même pour l’avoir ainsi envoyée dans la mêlée, alors que
Hel se prépare à attaquer la Quatrième? Comment ne pas me détester
et détester la part que le sort me force à jouer dans cette guerre,
pour avoir peut-être envoyé
Selenæ à sa perte ?
– Elle ne
tient pas à toi comme toi tu tiens à
elle.
La voix du guerrier
tremble d’émotion. Sa rage fait place à de la haine. La voix plus
aiguë de la jeune Éanélès lui répond avec sa douceur
habituelle.
– Son esprit est
confus. Pour elle, j’ai toujours été sa fille ; l’idée d’un lien
subitement différent peut être troublante. Et ma hâte à tout lui
expliquer sera peut-être la cause de sa mort. Peut-être l’est-elle
déjà. Dis-moi, rassure-moi, a-t-elle survécu au grand passage
?
–
Oui.
– Comment en es-tu si sûr
? Que fait-elle ? Où est-elle? Sait-elle encore qui elle est et
pourquoi elle est arrivée là ?
– Éanélès !
– Je t’en prie,
réponds-moi ! Il y a vingt ans, tu me disais tout. Aujourd’hui,
dis-moi au moins cela.
Son
insistance exaspère le Titan. Néanmoins, il consent à répondre à ses
questions dans le seul but de la rassurer. Il se tait, referme les
yeux et laisse une apparente
indolence recouvrir son visage comme un masque. À première vue, on
croirait qu’il médite – mais en vérité, il ouvre les yeux de son
esprit pour chercher à établir un lien entre ses sens et ceux de sa
protégée. Lorsqu’il se plonge dans cet état, il ne voit plus avec
ses yeux, mais avec chaque parcelle de son corps. Il établit
aisément le contact.
– Neuf
jours se sont déroulés pour elle depuis qu’elle nous a quittés. Elle
est avec une expédition de prêtres partis vers l’est à la recherche
de Tyrâa. Ils traversent des
marécages. Ils doivent se diriger vers la terre des suivants de
Cronos, les druides. Elle les y accompagne mais son coeur n’est pas
avec eux. Elle se sent prête à rejoindre son
père.
– Et l’armée ? A-t-elle
vu les soldats de Hel, les a-t-il attaqués
?
– Elle a bien vu mais elle
n’a rien observé. Hel attaquera
bientôt.
– Ah, je voudrais
tant rejoindre Xoryos, pour qu’il m’apprenne enfin quelle sera la
décision finale de Selenæ! Que ferons-nous si elle nous abandonne et
qu’elle se rallie à Hel ?
–
Même Xoryos ne peut prédire pour qui elle se battra. Cela ne dépend
pas du destin, mais de son choix seul, répond Lû avec une certaine
amertume.
Éanélès observe le
changement dans la voix du Titan. Une montée de courage la pousse à
lui faire face, ou peut-être est-ce tout juste de la curiosité.
L’envie de savoir. Quoi qu’il en soit, elle le contourne pour se
placer entre lui et ce que les Athéniens appellent une merveille de
ce monde.
Il évite son
regard.
– Je sais ce que tu ne
veux pas me dire. Tu ne l’aimes pas,
l’accuse-t-elle.
– Ce n’est
pas cela.
– Tes sentiments
sont forts, Lû. Elle t’a été confiée comme un fardeau, tu ne voulais
pas l’avoir à charge. Tu voulais un rôle plus grand. De plus, j’ai
risqué ma vie pour venir la rejoindre et je m’inquiète pour elle. Je
le vois, tu la détestes.
–
Non, je ne hais pas pour si
peu.
– Mais alors
?
– C’est toute cette guerre,
avoue-t-il. Elle est mal commencée, on la propage d’une façon
malsaine, presque artificielle. On ne la retarde pas, on l’anticipe
! Nul n’est encore prêt mais tous se mettent en place. Toi, tu te
postes ici comme avant-garde de l’Éden, tout comme Hel est en
avant-garde des Enfers. En envoyant sa fille là-bas, nous
précipitons la première offensive ; nous forçons Hel à une attaque
imminente alors qu’il aurait
pu
continuer à rassembler ses
troupes pendant encore quelques
années.
– Mais Lû, toi qui es
maître de la guerre, tu devrais t’en réjouir ! Je ne te comprends
pas.
– La guerre est un art et
cette guerre promet d’être particulièrement éblouissante. L’Enfer
s’insurge, brandit à nouveau ses fers contre l’Éden ! Sais-tu à
quand remonte une bataille pareille ? À plus de trois mille ans ! Et
de nos jours, elle n’est toujours pas oubliée. Celle-ci doit être
livrée avec autant d’ardeur, autant de perfection. Sinon, l’issue
n’en sera pas la même.
–
Cronos le sait. Il le sait aujourd’hui tout comme il le savait il y
a trois mille ans ! Il défend chèrement son trône. Il a toujours
régné et règnera toujours. Il ne négligera
rien.
– C’est un chef, mais
comme tous les chefs il n’est pas éternel. Ni infaillible. Un jour,
tu le sais, il sera détrôné.
–
Ce jour n’arrivera pas ! Il ne peut pas
mourir.
– Parfois la mort
n’est pas la pire fin ; pire encore est l’exil. La
défaite.
– Les Titans n’en ont
jamais subi.
– Non, jamais !
répond-il d’une voix brutale qui surprend son amante. Mais sais-tu
pourquoi ? L’Enfer nous a toujours combattus avec des forces égales
aux nôtres. Sais-tu pourtant ce qui fait la victoire des uns et la
perte des autres ?
– Je
l’ignore, souffle Éanélès, les yeux humectés de
larmes.
Le ton de Lû se
radoucit. Sa voix, comme son humeur, est aussi imprévisible que le
vent qui le caractérise.
– Toi
qui aimes la raison et les livres plus que les combats, associe la
guerre à ce qui t’est connu. Vois les deux armées comme les pions
d’un jeu d’échecs ; des joueurs ayant exactement la même expérience
disposent tous deux de forces égales, et pourtant il n’y aura jamais
qu’un vainqueur. Dans le cas des échecs, l’issue de la partie
repose
entièrement sur les
décisions des joueurs. Ce n’est pas le nombre de pions disponibles
qui fait la victoire, mais la manière de les mettre en mouvement.
L’Enfer a toujours été déchiré par des guerres ; depuis la mort
d’Apocalypse, il lui a toujours manqué l’unité liant une armée
conduite par un seul chef. À présent, ils n’auront la force de nous
attaquer que s’ils s’allient sous Hel. S’il remet la main sur son
épée, il pourra retourner en
Enfer
et allumer l’étincelle
qu’il faut au baril de poudre de leur mécontentement pour les mener
à une insurrection. C’est avant tout au peuple qu’il s’adressera :
je ne prétends pas comprendre leurs conditions de vie, pas plus que
leurs motivations, puisque l’accès aux Enfers m’a toujours été
interdit, mais s’il y a une chose que je sais, c’est qu’ils
attendent tous ce moment depuis des millénaires. Si ce n’est pas
cette guerre qui les mènera à
la
liberté, ils attendront
patiemment la prochaine occasion de nous renverser. Et sais-tu ce
qu’ils attendent, Éanélès ?
–
Un chef ?
– Lorsqu’ils auront
un chef. Pense aux échecs.
–
Je l’ignore…
– Une erreur,
Éanélès. C’est tout ce qu’il faut à un roi pour perdre une guerre
lors d’un long siège, pour perdre la bataille lors d’un
affrontement, ou pour perdre la vie lors d’un face à face avec
l’ennemi ! Priam n’aurait-il pas vécu s’il n’avait emmené le cheval
grec dans sa belle Ilion ? Le roi n’est-il pas en échec et mat s’il
ne s’entoure pas des bons pions, s’il ne prévoit pas à l’avance
l’attaque adverse ? Une erreur, Éanélès ! C’est tout ce qu’il faut à
Cronos pour nous perdre tous et compromettre l’équilibre de ce monde
!
– Ne fais-tu plus confiance
à ton chef ? Lui qui vous a toujours conduits jusqu’à la victoire !
Lui qui a toujours su faire preuve de puissance et de sagesse devant
les
plus rudes impasses !
Ouvre les yeux ! Vois tout ce qu’il a fait pour les Titans, au lieu
d’anticiper tout ce qu’il pourrait défaire
!
– Si j’ai toujours combattu
à ses côtés, c’est justement parce que j’ai toujours eu confiance en
son jugement. Me serais-je soumis à son règne s’il n’était pas le
plus fort et le plus apte d’entre nous à commander ? Eh bien ! À
présent je remets en cause ce jugement, car sa première erreur, je
crois qu’il l’a déjà commise en t’envoyant
ici.
–
Comment?!
– Tu admettras que,
dans un jeu d’échec, certains pions sont plus forts que d’autres. La
perte d’un soldat, par exemple, est acceptable pour épargner la
reine, tandis que le contraire est purement inconcevable. Cronos a
toujours gagné car il a toujours joué selon les mêmes règles. Pour
gagner, Hel a modifié ces règles : il s’est forgé une arme non
seulement capable de l’amener à nouveau en Enfer, mais également
capable de tuer
Cronos. Oui,
ne te laisse pas berner par les apparences : nous aussi sommes faits
de chair et de sang ! Le sang de Cronos peut tuer Cronos ; tu sais
comme moi que Prómakhos peut tout transpercer, même la chair d’un
Titan. Et il la craint. Oh, comme il la craint ! Et
cette
arme est d’autant plus
dangereuse si elle tombe entre de mauvaises
mains.
– Les mains de Hel
?
– Non, ma petite. Cronos ne
le craignait pas plus avec son épée que sans elle, cela ne change
rien pour lui. Jamais il ne l’affrontera directement. Ce qu’il
craint, c’est qu’elle tombe entre les mains de son guerrier le plus
puissant, son conseiller, son frère ; quelqu’un d’assez proche de
lui pour pouvoir le renverser et le soumettre à sa propre autorité !
Et cette personne, c’est…
–
…Toi !?
– Pourquoi crois-tu
qu’il envoie Selenæ se battre dans la Quatrième, au risque
d’accorder à Hel le passage qu’il convoite jusqu’aux Enfers ? Elle
peut bien aller rejoindre son père, cela ne changera rien ! Elle est
puissante, soit, mais c’est une novice : elle ne sait rien de ce
monde et elle a toujours été soumise aux lois des Olympiens. Ce
n’est pour lui qu’une déesse, une fille d’Aphrodite. Xoryos a bien
prédit qu’elle changera le cours de l’Histoire, mais de quelle façon
? À elle d’en décider. Elle qui ne sait rien, elle qu’on utilise
comme un vulgaire pion, elle qui sait à peine jusqu’à quel point
l’arme qu’elle porte est précieuse ! Elle qui va aveuglément se
jeter tête baissée dans une guerre dont elle ignore tout. Pour ne
pas la perdre, faisons du maître de la guerre son protecteur
assigné, peut-être sera-t-il trop occupé à l’empêcher de se tuer
pour se dresser sur le
chemin
de Cronos !
– Mais qu’est-ce
qui te prend ? Cronos ne t’a jamais traité de la sorte
!
– Crois-tu cela ? As-tu vécu
tout ce que j’ai vécu pour pouvoir l’affirmer ? As-tu bien observé
sa réaction lorsque je me suis opposé à ce que tu quittes l’Éden
pour aller prévenir ta soeur de l’imminence de la guerre ? A-t-on
jamais écouté mes conseils ?
–
Ne sois pas si injuste. Ton avis est précieux à ses yeux, ainsi qu’à
ceux de Xoryos.
– Ne te trompe
pas. Mon aide est précieuse, mais pas mon avis. Ils estiment mes
actions, mais non pas mes paroles
!
– Si tel est ton sentiment,
va, parles-en à tes frères. Ne laisse pas ce poids peser sur ton
coeur plus longtemps.
–
Crois-tu que le moment est bien choisi pour leur parler de
sentiments, à eux qui les rejettent ? Crois-tu qu’il est si facile
de faire part à Cronos de tels soupçons ? De lui dire qu’il me
craint !
– Dis-lui donc que ce
choix a ébranlé ta confiance ! Dis-lui que tu brûles d’aller de
l’avant, de partir combattre Hel au plus tôt pour étouffer cette
rébellion avant
qu’elle ne
s’enflamme !
– Il est déjà
trop tard, la Titanide est en route. Il faudra attendre la première
attaque de Hel pour savoir quel camp elle choisira. Et si elle le
rejoint, tant pis ! Elle sera morte avant d’avoir pu accéder à la
grandeur.
– Comment! Mes sens
me trahissent-ils ? Ai-je donc bien entendu ? Est-ce bien toi qui me
parles, qui parles de sa mort
!
– Elle ne tient pas à toi
comme toi tu tiens à elle.
–
Oui, je tiens à elle ! Je ne pourrais pas souffrir que tu parles
ainsi de sa perte, avec une telle légèreté ! Le jour viendra, Lû, où
tu regretteras amèrement de l’avoir sous-estimée ! Elle changera le
cours des choses, je le sais, je le sens ! Peut-être même
déterminera-t-elle l’issue de cette guerre et ce, avec ou sans
l’aide de Danaé !
– Je t’en
prie, Éanélès, ne pleure pas pour une telle
chose.
– Je verserai autant de
larmes que le dicte mon coeur, je crierai, je déferai mes cheveux
pour montrer à tous que je suis en deuil ! Oh, comme j’aurais dû
partir avec elle, pour éviter de rester auprès d’un amant si cruel
!
– Je t’en prie, Éanélès…
Mais Éanélès lui a tourné le dos, le coeur lourd.
Elle
ne l’écoute plus. C’est
en larmes qu’elle a rejoint le temple et c’est en larmes qu’elle en
ressort. Démophon l’y attend en compagnie de son successeur Oxyntès,
à qui elle a annoncé la terrible nouvelle de la mort de Selenæ.
Vêtus de noir, tous deux l’accueillent comme une pauvre orpheline en
pleurs, bouleversée après s’être recueillie au Parthénon pour
adresser des prières aux dieux qui ont tué sa mère, de façon à
apaiser leur colère.
Dans
l’obscurité des flammes, Lû croit discerner l’ombre d’un sourire sur
les lèvres d’or de la statue de
Zeus.
© Copyright Ionuţ
Caragea
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Nota : |
22-11-2007, Montréal |
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