La journée d’un marchand

 

par Miruna Tarcau

 

 

Le port de Troyes semble bien accueillant en ce matin du 18 octobre 1296. Un peu trop, peut-être les voleurs pourraient y être attirés. Il faut prendre garde. Tout bon marchand n’est jamais à l’abri du danger.

Le soleil s’introduit par les rideaux mi-tirés de la fenêtre de ma chambre d’hôtel, m’annonçant froidement la venue d’un jour nouveau. Qu’y a-t-il d’excitant à s’aventurer au-dehors, sinon le risque de perdre sa bourse au jeu? Que ne souhaiterais-je pas retomber en enfance en souhaitant grandir! Enfin, l’innocence est passée. Trop vite.

En me levant, je fais craquer le bois du plancher tout en essayant de ne pas alerter tout le monde. L’aubergiste est-il déjà debout? Les coqs oui, en tout cas. Il s’égorgent à essayer de réveiller la ville. Maudits soient-ils.

 

Je m’habille machinalement en essayant de ne penser à rien, car l’inquiétude serait bien la pensée proéminente qui m’envahirait l’esprit. Voici bien deux semaines que le convoi d’Alger devrait être arrivé à destination! Et moi qui attends 600… non, 700g de safran! Sans parler des quelques balles de soie et des draps de laine en provenance de Bruges. J’en toucherai un mot au comte, il me les remboursera certainement.

 

Je descends les marches nombreuses menant au rez-de-chaussée, puis salue l’hôtelier abordant un sourire forcé. Il faut dès lors se préparer à une journée de dur labeur sans laisser paraître sa lassitude : les riches achètent plus des gens jovials.

Marchant dans la rue, je constate avec mépris que je suis loin d’être le premier debout : les paysans ont déjà tous étalé leurs marchandises et certains en ont même vendu une partie. Holà, les affaires vont vite! La halle n’est jamais vide, décidément.

Après un petit tour à l’écurie de l’hôtel, je constate que mon cheval a disparu. Voyons, cela fera le… quatrième ce mois-ci? Le comte en a pris conscience, il me les remboursera assurément.

 

L’argent viendra bien un jour, mais le besoin s’en fait pressant! Il part si vite en repas, boissons et autres légers divertissements de la vie quotidienne, qu’il ne m’en reste que quelques deniers! La liste de mes objets volés se fait cependant un peu longue, pourrais-je risquer encore d’en rajouter certains items? Enfin, qui pourrait vérifier?

J’achète donc un cheval à un passant, la main tremblante. Sachant négocier, je peux le lui retirer pour un sou, mais sans la selle malheureusement.

Les dents serrées, je me dirige vers le port tout en essayant de faire ralentir l’allure de ma monture. Jamais un chemin ne m’a paru aussi long!

 

Mais… Ciel! Une charrue s’est renversée sur la chaussée! La route est parsemée de blé, de petits objets, de couvertures, de tonneaux cassés… décidément, les paysans s’en donnent à cœur joie! Je pourrais peut-être profiter de l’occasion pour leur subtiliser quelque nourriture? Mais le risque que je ne me fasse prendre… cela ne ferait pas redorer mon blason! Non, mon nom ne peut être sali. Il faudra prendre garde aux gendarmes, avant tout.

 

Prenant garde de ne point égarer mon cheval, je me dirige vers l’agglomération avec une certaine appréhension. Voilà réunis tous les pauvres gens, brigands, paysans et enfants de la région… Il faudra bien tenir sa bourse! Une légère inattention donnera plus de travail à mon cher compte de Champagne…

 

Alors sur le sol, je trouvai diverses choses, dont un quart de vin, une table, des rideaux, une cape, quelques draps… n’y a-t-il donc rien de plus commode à transporter?

 

Oh, voilà le propriétaire légitime de la charrue! Il m’a l’air d’un homme assez riche, mais le voici ruiné. Peut-être m’achètera-t-il une balle de laine?

 

«            Holà, mon brave! Quel accident déplorable! Le peuple tente de vous aider à ramasser les débris, et, en honnête homme, je surveille la foule en l’absence de gendarmes pour vous éviter les voleurs… Je vois là que vous avez perdu quelques objets de valeurs? Peut-être voudriez-vous les remplacer de ce pas? Je suis marchand, justement!, et…

 

-Oh, retenez vos chevaux, mon sieur! Cette marchandise n’est pas mienne, je dois la transporter jusqu’à la Seigneurie Montmartre!

 

-Mais le convoi ne risque pas d’arriver à destination! Préfériez-vous le remplacer?

 

-Il arrivera! Partez donc, je n’ai point besoin de perdre encore plus d’argent à tenter de réparer mon erreur!

Mon seigneur n’est point commode, ces jours-ci. Il me jettera à la porte, confisquera mes biens, m’accablera de taxes, me fera son serf, me jettera en prison, et encore je n’ose pas dire pire! »

 

Ah, manque de chance, il m’envoie promener! Mon charisme se serait-il dégradé ces jours-ci? Je ne manque pourtant pas de charme ni de tact… J’espère au moins avoir plus de fortune à l’étalage! 

 

  Je m’installai tranquillement, étalant mes marchandises comme j’étale ma connaissance… très modestement!, et avec beaucoup de tact, mais malgré mes flatteries, mes efforts pour crier plus fort que mes voisins, mes innombrables ruses ancestrales pour attirer les naïfs, ce jour-là, je ne fis pas la moindre vente!

 

Enfin, le soir venu, après une dure journée de labeur, je m’offris une tournée dans une auberge, tenue, je le sais par un ami à moi.

 

«            Oh, aubergiste! Y aurait-il quelque boisson pour abeuvrer un pauvre marchand qui n’a point de chance? J’ai soif de vivre!

 

-‘Cré nom de Dieu! Paul Marchand! Çà alors! Ça doit bien faire un an? Alors, toujours commerçant? Toujours pas ruiné? Pauvre gaillard, se plaindre autant de son métier, moi j’vous dis j’aurai abandonné ça fait pas un mois de boulot! Et comment va vot’ Comte de Champagne? Il doit être accablé de dettes à toujours payer les pots cassés!  

 

-Le Comte va bien, et toujours aussi peu enclin à être éduqué, heureusement… Ah, la journée n’a pas été bien fructueuse… j’ai bien eu quelques occasions, mais il se trouve que les riches sont de plus en plus connaisseurs… il doit y avoir de moins en moins d’héritiers! Ah, ces foires, l’on en dit tant de choses, et pourtant… Troyes me semblait pourtant une bonne ville, assez aisée, mais il y vient tant de marchands! C’est à croire qu’il y en a plus que d’acheteurs! Je préfère Bruges, et de loin.

 

-Hé, hé, s’agit de choisir le bon métier! Dans ce genre de ville, trois types de gens font fortune : les aubergistes, les hôteliers, et les voleurs! J’en vois passer de toutes sortes, depuis que je suis ici… mais quels qu’ils soient; marchands, acheteurs, riches, nobles ou pauvres gens, tous viennent un jour ou l’autre manger, boire et fêter… et combien d’auberges y a-t-il parmi les halles? La terre est chère, on se l’est passée de père en fils depuis Mérovée, qu’il paraît! Et c’est moi, fils unique, qui en a hérité… 

 

-Au fait, comment va la famille? Des nouvelles, depuis l’an dernier?

 

-Justement il n’y a pas longtemps, j’ai reçu une lettre de mon oncle Loiseau à Venise… il est prêtre, vous imaginez? Il mène la belle vie, naturellement… Mais il y en a de toutes sortes, dans la famille; comme mon cousin, Mortdefroy, officier du Roy Philippe IV le Bel en Normandie, ou encore un de mes neveux, Lion, monnayeur à Marseille, et même un chevalier; Sansrepproche, du deuxième mariage de mon grand-oncle… Mais il y a aussi quelques parties moins reluisantes de la famille; Payebien, paysan, Claudel, poète, Bastard, fileuse, Laviolette, domestique… c’est comme partout ailleurs, n’est-ce pas?

 

-Je suis toujours étonné que vous arriviez à reconstituer d’une telle façon les branches les plus éloignées de votre arbre généalogique… Personnellement, je m’arrête à mes cousins au deuxième degré du côté de mon père…

 

-Alors, êtes-vous tous marchands de père en fils?

 

-Pensez-vous! Mon cher père m’en a laissé l’honneur en tant qu’aîné… Des affaires qui n’allaient pas très bien, des relations douteuses de par le monde, une piètre connaissance du commerce… encore heureux qu’il se soit si bien entretenu avec le Comte de Champagne de l’époque! Je ne vois pas de quelle façon nous aurions pu survivre autrement…

 

-Certains ont plus de chance que d’autres… Vous avez des frères, j’imagine?

 

-Deux, seulement. Et quatre sœurs! Dans l’ordre de naissance, après moi vient Madeleine, très bien mariée à un capitaine de la marine, puis Jeanne devenue bonne sœur, Thomas parti à Florence, et qui est je crois, un artisan, et puis Marie –que mes parents n’ont pas eu le temps d’épouser avant leur mort- qui a épousé –Dieu la garde- un écrivain!, puis Gabrielle qui a choisi un forgeron, et puis finalement Gérard, parti à Milan, et qui a réussi à se faire une assez bonne réputation en tant que tailleur.

 

-C’t’une bonne, grande famille… J’ai pas eu cette chance; ma mère est partie après avoir donné naissance aux jumeaux. Z’ont pas eu le temps de grandir, l’épidémie de 1272 les a emportés en coup de vent… Mon pauv’ père a pas eu le courage de s’remarier, et v’là que j’suis enfant unique dans une mer de frères et sœurs…

 

-Vous ne perdez rien, la famille ne s’entraide pas autant que nous ne l’espèrerions… mais comment les rejoindre, ne serait-ce que pour leur souhaiter joyeux Noël? Ils sont éparpillés aux quatre coins de l’Europe! Je doute même connaître toutes leurs adresses… Je ne m’entretiens encore qu’avec Madeleine, Jeanne, et par occasion, Gérard. Les autres n’ont pas, on dirait, le temps ou l’argent de répondre à mes lettres, en supposant qu’elles arrivent à destination! J’ignore jusqu’au nombre de mes neveux…

 

-Et vous, toujours célibataire? Premier-né, dernier marié!

 

-Je me suis déjà marié à la fille d’un baron, il y a de cela plusieurs années, mais en plus de ne m’avoir point donné d’enfants, une simple grippe l’a emportée durant un hiver un peu plus rude… c’est à croire que les médecins ne savent rien, décidément! Et d’ailleurs, vous ne pouvez pas me critiquer sur ce point, je ne vois point d’anneau à votre doigt.

 

-Ah, st’un point plus délicat de mon métier… dans une ville comme Troyes, l’on va et vient, personne s’installe… très bon pour le commerce, pour l’argent, mais malheureux pour les mariages! Et d’ailleurs à mon âge, j’peux pas espérer de parents pour donner à un vieil aubergiste comme moi, une fille de bonne famille…

 

-Ah, vous n’êtes pas plongé dans la pauvreté… n’attendez pas une bourgeoise, mon ami! Prenez une paysanne, faites-la serveuse, et espérez l’arrivée d’un fils pour pouvoir mourir l’esprit tranquille… sinon, votre belle auberge qui appartenait à votre famille depuis Mérovée, elle va appartenir au passé. Ou au Roy.

 

-Z’avez raison, je l’sais, mais je peux pas me résoudre à me promener dans la ville et choisir les yeux fermés celle avec qui je vais passer le reste de mes jours… j’suis pas un romantique, j’ai toujours été vieux garçon, mais malgré ça, je sais que les affaires de cœur, c’est pas comme les affaires d’argent.

 

-Oh, vous me rappelez mon frère Thomas! Vous avez une âme d’artiste enfouie sous un corps de laboureur… Mais quoique vous fassiez, il faut que vous serviez vos intérêts et honoriez la mémoire de vos ancêtres. Si vous y tenez, faites un peu la cour à la jeune fille, et demandez-lui sa main moyennant une légère dotte… Mais sachez que la meilleure façon de se marier, ce n’est pas en connaissant la fille, mais ses parents. Cherchez un homme plus ou moins riche, de bon métier, et dans la plupart des cas il aura une fille dont il voudrait se débarrasser. J’en connais des comme ça à la pelle! Il s’agit de trouver celui qui voudra la laisser aux mains d’un aubergiste. Il y en aura sûrement un, au moins. Ça ira très vite; vous verrez qu’en une semaine, vous ne serez déjà plus seul à diriger l’auberge!

 

-Et vous me marierez avant vous-même? Je ne veux pas vous imposer ce fardeau!

 

-Laissez, c’est un plaisir. D’ailleurs, je n’ai aucune envie de prendre femme maintenant, mes affaires prendraient un frein considérable… Imaginez, la plupart de mes acheteurs dépensent une fortune en étoffes, épices, or, bijoux, et toutes sortes d’autres choses, rien que pour leur épouse! Ne pensez pas qu’entretenir une femme, c’est comme avoir un chien ou un chat; il ne suffit pas de la nourrir… elle peut s’attirer des faveurs, vous manipuler, jouer avec vous d’une telle façon que vous ne savez plus que faire pour vous en débarrasser! J’en ai déjà fait l’expérience; de son vivant, ma femme m’a fait dépenser plus que de besoin, de vraies fortunes en futilités!

 

-Holà, je ne suis soudainement plus si sûr de vouloir me marier!

 

-Vous? Vous n’avez pas de souci à vous faire… votre femme verra bien que vous n’avez pas les moyens de lui offrir ce dont elle rêve, et avec le temps elle finira par abandonner… Peut-être même à vous prendre en affection? Il s’agit de ne pas être trop rigide, savoir être parfois sévère, mais pas assez pour vous attirer sa déplaisance… Il faudra à l’occasion la laisser gagner les disputes, assurer plus ou moins son bonheur, et s’occuper suffisamment d’elle jusqu’à ce qu’elle devienne mère, car alors elle sera bien assez occupée et prendra goût à la maternité…

 

-Vous vous y connaissez en affaires de cœur, pour un vieux garçon!

 

-Je n’ai pas toujours été seul, je vous l’ai déjà dit. On apprend très vite, quand l’argent défile à cette vitesse!

 

-Z’auriez pu demander à votre Comte de rembourser vot’ femme!

 

-Hé, cette fois, point d’excuse. Il ne faut tout de même pas perdre sa crédibilité. Mais tout de même, il ne faut pas croire qu’il me suffit de lui demander quoique ce soit pour qu’il me le rembourse!

 

-À quand la dernière?

 

-Aujourd’hui, je suis content : je n’ai perdu qu’un cheval.

 

-Comment! Un joial? ‘Cré nom de Dieu, je m’demande vraiment comment z’avez réussi à faire pareille chose!

 

-On me l’a volé, que voulez-vous? Troyes est truffée de voleurs, vous l’avez dit vous-même.

 

-Ouais, ils font fortune su’l’dos de gens comme vous!

 

-Erreur! Je ne paye que bagatelles. Mais j’ai beaucoup de chance! Quel métier horrible que celui de marchand! Vanter les gras, les complimenter toute la journée pour espérer retirer quelques écus de leurs poches, d’où un voleur pourrait si aisément se servir…

 

-À ses risques et périls!

 

-Pour éviter de me plier sous eux comme le plus minable des sans-abris, je risquerais bien un peu ma peau!

 

-Affronter la guillotine pour quelques deniers? Z’avez perdu la tête! Ha! Ha!

 

-C’est un métier de malheur! Il ne vaut guère plus que celui de fou du roi!

 

-Celui de fou amuse au moins quelqu’un! Et en plus, on a une bonne influence sur la royauté…

 

-Je suis sans le sou depuis près d’un mois! Et je ne verrai le Comte qu’après avoir vendu ma marchandise… Je dois quitter Troyes dans deux ou trois semaines, partant avec la foire, mais comment tout vendre si je me fais tout voler?

 

-Z’êtes un drôle d’oiseau!

 

-Je préfèrerais encore affronter le Diable!

 

-Z’avez quelques comptes à régler avec lui?

 

-Surtout avec le Comte…

 

-Eh ben j’espère que vous mettrez pas vos boissons sur son compte, car je n’attendrai guère plus d’une nuit d’être payé!

 

-Comment! Je règle toujours l’addition!

 

-En lavant la vaisselle!

 

-Je paye les pots cassés…

 

-Dites plutôt les verres! Allez, z’avez assez bu!

 

-Nous nous verrons l’année prochaine?

 

-J’y compte, allez, du vent! Et avec un peu de chance, toujours célibataires. »