L’affaire Chrisholm contre Rebecca Nurse

 

par Miruna Tarcau

 

La respiration difficile, je toise les membres du jury du regard avant de m’attarder sur le visage grave du juge Stoughton. Je sens chaque pulsion de mon cœur de la force d’un roulement de tambour, annonçant mon exécution. Tentant désespérément de me calmer, je n’ai pas la force d’écouter le discours du juge. Tous les regards sont rivés sur moi. Au moindre geste, ils seraient prêts à me fusiller! Je dois me calmer, réfléchir à une solution. Plaider ne servirait à rien, puisque Stoughton et Chrisholm, le plaignant, veulent tous deux se débarrasser de la jeune femme trop curieuse et perspicace que je suis. C’est une occasion trop belle qu’il leur faut saisir… Me contrôlant, je reviens au procès.

 

«…la nuit du 23 mars 1692 et de l’avoir ensorcelé puis poussé au suicide en se scalpant. Avez-vous des enfants? » 

 

Je secoue la tête en prenant soin de ne pas montrer ma peur. De ses yeux inquisiteurs, le vieil homme recherche le moindre signe qu’il pourrait qualifier d’anormal, mais à sa plus grande déception, ne trouve rien. Il fait entrer les « témoins », que je reconnais comme étant les cousins du défunt, mon ami Jean Chrisholm. Je m’efforce de ne pas rire en entendant leur témoignage; gesticulant dans tous les sens, bafouillant et changeant de sujet à tous les deux mots, les jeunes adultes ne parviennent pas à se faire comprendre des membres de l’Inquisition perplexes. Mais naturellement, Alexandre Chrisholm parvient à retourner la situation contre moi, comme toujours.

 

« Quoi de plus clair? La présence néfaste de la sorcière a fait perdre l’esprit de mes cousins! Au bûcher! »

 

La foule crie si fort que je suis sûre d’avoir vu la salle de tribunal toute entière bouger sous le choc! Les paysans jettent de petits objets sur moi, huant et brandissant leurs poings. Les villageois font tant de bruit… qu’ils en couvrent le fracas incroyable de la porte du tribunal volant en mille morceaux! Des cris de rage succèdent à ceux de peur et le désordre le plus fou règne parmi la salle. Dans l’entrée, chevauchant des chevaux fous se dressent trois Indiens en poussant des cris de guerre.

 

Malgré ce chaos, je n’arrive pas à m’échapper car je suis ligotée à un barreau. Je crie également, paniquée, tentant de toutes mes forces de défaire mes liens. Je contemple le spectacle les larmes aux yeux, cachée derrière ma prison. Soudain, un cri aigu perce l’air. Le mien! Un indien lance son tomahawk vers moi à toute vitesse! Je ferme les yeux, redoutant l’impact. Rien ne se passe. La hache s’est fichée sur la corde! Je suis libre!

 

Je me lève et cours vers la sortie lorsqu’un autre Indien m’empoigne et me monte sur son cheval, m’entourant de ses bras en prenant les rennes, rendant ainsi toute fuite impossible! Quelques cris plus tard, ils m’emmènent hors du tribunal, puis bientôt hors de Ville-Marie, vers l’orée de la forêt. Tétanisée, je n’ose pas poser le moindre geste.

 

Lentement, ils ralentissent l’allure et j’ose un léger mouvement vers l’arrière pour découvrir le visage de mon kidnappeur. Ah… Je pousse un long soupir de soulagement accompagné d’un cri de joie. C’est mon fiancé! Celui qui m’a permis de découvrir l’amour au premier regard, les nombreuses rencontres secrètes au clair de la lune, l’excitation d’une union illégale qui a pris naissance au sein d’une troupe de missionnaires envoyée dans un village d’indiens pour y répandre la voix de Dieu… voilà la raison de notre arrivée ici, de notre amour, puis du meurtre et de mon procès.

 

Si je n’étais pas ici, ils devraient trouver un autre bouc émissaire. Si l’église n’avait pas envoyé mon père parmi les peaux-rouges, rien ne serait arrivé. Ce n’est pas ma faute. Perdue dans mes pensées, je n’avais pas remarqué les cris lointains derrière nous. Me retournant, j’aperçois un nuage de poussière duquel dépassent des fourches et des armes. Les villageois! Notre seul refuge serait le village indien… Comme ils sont en temps de paix, leur réclamer une prisonnière risquerait de « déterrer la hache de guerre »…

 

Les chevaux fendent l’air comme jamais auparavant. Comme nos poursuivants sont à pied, nous n’avons pas de mal à les tenir à une bonne distance quand soudain… les villageois! Droit devant! Ils nous ont tendu une embuscade! Comment le village voisin a-t-il pu être alerté? Comment ont-ils pu arriver avant nous, si vite?

 

Ils nous arrêtent. En quelques minutes, les villageois nous rejoignent et j’aperçois Chrisholm descendre de cheval et se diriger vers moi, un sourire aux lèvres. Il m’empoigne par le bras et me force à m’éloigner des indiens.

« Ainsi, miss Nurse, en plus d’un meurtre et de pratique de sorcellerie, vous vous alliez avec les Indiens… »

 

Quoi répondre? J’ouvre la bouche mais aucun son n’en sort. Vite, trouver quelque chose…! quelqu’un le fait pour moi!

 

« La pauv’tite! Ces sauvages l’ont enlevée, totalement traumatisée, y’a pas de doutes!

 

-Pendons-les! Y ont scalpé l’un des nôtres pis enlevé une jeune fille du village, on va-tu les laisser faire? »

 

Des cris d’approbation s’élèvent de la foule. Je décide de jouer le rôle en prenant une face terrorisée. J’ai un plan.

 

«  Mes amis! La corde ne peut épurer ces sorciers diaboliques; brûlons ces créatures dès l’aube! Vengeons notre frère! »

 

Des cris de vengeance et de guerre jaillissent de la foule en croissant jusqu’au village où ils les ont emmenés. Ah!… il est si facile de conduire ce troupeau de moutons! Il suffit de les rassurer en trouvant quelqu’un à exécuter, et voilà tout. Je ne peux retenir un rire en voyant Chrisholm tenter d’expliquer à la foule que je suis la responsable. Tant pis pour lui!

 

    Je file en douce pour passer à la partie deux de mon plan. Il n’est pas question de laisser ces idiots brûler mon fiancé parce qu’ils ont besoin de trouver des coupables! Il me suffit d’aller au village indien, de les faire comprendre la situation et de les ramener ici avant le lever du soleil, ce qui me laisse… quelques heures! Je cours chercher un cheval.

À ma plus grande surprise, le mien est gardé par des hommes armés. « Sous l’ordre du révérend… »! Pff, il doit être avec le juge, celui-là. Je ne peux quand même pas y aller à pied, ça me prendrait un jour complet! Bon, il ne me reste qu’une solution : trouver le vrai coupable. La vérité a-t-elle sa place dans notre société? Certainement pas, mais au moins, on pourra exécuter la bonne personne.

 

Je pars sur les lieux du crime, espérant y trouver des indices. Voyons, d’après mes souvenirs, je me promenais avec mon amant à l’orée du bois lorsque Jean m’a aperçue. J’ai ordonné à In-Kanata d’aller se cacher, puis mon ami m’a avoué son amour (ce que je soupçonnais depuis longtemps)… Et après… plus rien!

 

Voyons, un petit effort, je dois bien avoir un indice… non; rien du tout. Je l’ai rejeté, il s’est fâché, puis nous sommes partis chacun de notre côté. Mais… In-Kanata n’était plus dans la forêt! Où était-il? Mon cerveau donne l’impression de se plier en deux sous l’effort, mais malgré cela, je n’arrive pas à me souvenir des évènements.

Voyons, je suis allée le rejoindre, j’ai constaté sa disparition, puis…? Des cris. Il me semble avoir entendu crier! Qui criait? Jean? Non. Il y avait plusieurs personnes… Et si les villageois avaient aperçu In-Kanata?

 

Je me rappelle avoir entendu des bruits de bagarre. In-Kanata se serait battu avec Jean pour moi? Oh, les hommes! Ils causent des ennuis à force de toujours vouloir se montrer les plus forts… Bon, il faut me ressaisir.

 

Voyons, il y a dû y avoir des témoins… pourquoi personne ne dit-il ce qui s’est passé? Jean serait mort au cours de la bataille, puis… les villageois l’auraient scalpé pour faire croire qu’In-Kanata est le coupable! Il me faut des preuves, la meilleure qui soit : écouter aux portes une conversation.

 

Je me promène parmi les habitants de Ville-Marie et guette la voix des commères… non, celles-la m’accusent. Puis, j’écoute parmi le flot de parole des soldats… qui ne savent rien. Énervée, je regarde la lune apparaître à l’horizon et tous les villageois rentrer. Non! Que faire? Je marche tristement vers la prison, et en route retrouve un rassemblement. Curieuse, je vais en voir la cause et je retiens un cri de joie. Bernard, un vieil homme, raconte avec enthousiasme :

« …alors l’indien s’bat comme un yable;  y’en avait trois su’le dos, mais y’abandonnait pas! Y voulait pas frapper, c’tait ben la première fois qu’j’voyais un indien pacifique! Y l’ont jeté dehors ben comme y faut, c’est le ti-Jean qui a fait ça! Pis la y’est parti, le ptit maudit, mais la y’a la tite Rebecca qui s’en vient pis qui engueule Jean. Et la ça se bat en simonaque, pis la Nurse elle étrangle Chrisholm! Je le savais qu’Rébecca avait un problème… Quessé qui s’est passé?»

 

Je n’arrive pas à le croire. Il n’a jamais dit un mensonge de sa vie… Je m’enfuis discrètement vers une ferme et vole un cheval. Tant pis! On ne saura jamais le vrai coupable. Je cavale si vite que j’ai l’impression de ne faire qu’un avec l’animal! Et même à ça, je ne vois le camp qu’après des heures de route.

 

Heureusement, ils me connaissent! En deux mots, j’explique la situation au chef et il me donne dix guerriers. En le remerciant, j’aperçois dans son tipi des scalps accrochés… et parmi eux, celui de Jean.

 

Soudain, je revois son cadavre allongé dans l’herbe, les marques de main sur son cou… les Indiens qui viennent et scalpent la victime pour me laver de tous soupçons. Les larmes aux yeux, je mène les peaux-rouges jusqu’à Ville-Marie.

 

Je regarde le soleil pointer à l’horizon… un nuage de fumée s’élever au loin.